3

Ils se taisaient depuis un bon moment déjà. Tous trois restaient immobiles et déserts comme des statues. Soudain Lisa esquissa un furtif signe de croix.

— Vous êtes croyante ? demanda Gessler.

— Non, fit Lisa, mais il ne faut rien négliger.

Gessler sourit.

— C’est très français, fit-il.

— Pourquoi ? grogna Paulo.

Gessler ne répondit pas et le petit homme lui jeta un regard charbonneux. Lisa poussa une exclamation qui fit sursauter les deux hommes. D’instinct ils regardèrent au-dehors, mais le port était calme et gris et continuait de se diluer dans une brume où fulguraient les lampes à arc.

— Qu’avez-vous ? questionna Gessler.

— Je viens de penser que j’ai oublié mon poste de radio dans ma chambre.

— Pourquoi la radio ?

— Pour les informations !

— L’information qui vous intéresse, vous l’aurez avant le bulletin d’informations, ma chère Lisa, dit Gessler en s’efforçant de prendre un ton léger. Mais il y parvenait difficilement.

C’était un homme sans humour, aux manières dures. Sa courtoisie n’était jamais de l’affabilité. Malgré ses élans, il restait raide et froid.

— Si ça ne réussissait pas, murmura la jeune femme, il faudrait bien que nous le sachions autrement que par le silence et l’attente ?

Gessler approuva et, sortant un minuscule trousseau de clés de sa poche, il le tendit à Paulo.

— Il y a un petit transistor dans le vide-poches de ma voiture, fit-il.

Paulo prit les clés.

— Où est votre auto ?

— C’est la Mercédès noire en bordure du Färkanal.

Paulo fit sauter le trousseau de clés à plusieurs reprises dans le creux de sa main, puis il sortit après leur avoir jeté un étrange regard. Son pas fit vibrer l’escalier de fer. Lisa et son compagnon l’écoutèrent décroître en regardant les rigoles de pluie qui se multipliaient sur les vitres, tissant une bizarre toile d’araignée dont le motif se modifiait sans trêve.

Lisa s’approcha de Gessler et le fixa un moment, de ses yeux ardents cernés par l’angoisse.

— Adolf, murmura-t-elle, je ne suis pas fâchée d’être seule un moment avec vous.

— Je suis toujours heureux quand nous nous trouvons en tête à tête, Lisa.

« Comme il est calme et maître de soi », songea-t-elle. Elle l’admirait. C’était un homme surprenant qui l’avait toujours déroutée. Il lui faisait songer à un palmier. Il était droit, dur et rugueux, mais le cœur était d’une infinie tendresse.

— Le moment est venu de vous dire merci, murmura la jeune femme. C’est un moment difficile.

Gessler posa sa main soignée sur l’épaule de Lisa.

— Le moment est venu de vous dire adieu, riposta-t-il, c’est un moment plus difficile encore.

Ils restèrent un instant comme pétrifiés. Ils avaient trop de choses à se dire ; des choses qu’ils ne se diraient jamais. Elles leur nouaient la gorge.

— Merci, Adolf, balbutia-t-elle enfin.

— Adieu, Lisa, dit lentement Gessler en retirant sa main.

— Je vous dois tout, fit-elle.

Elle avait le regard brillant et des larmes s’amassaient au bord de ses longs cils.

— Comme vous devez souffrir d’avoir aidé à… à ceci ?

Les larmes escaladèrent les cils de Lisa et tombèrent rapidement sur son visage crispé. Gessler songea que ces deux larmes constituaient une sorte de cadeau très précieux et il aurait voulu les toucher, mais il n’osa pas.

— Je ne regrette rien, affirma-t-il seulement.

Il pensa à Lotte, sa femme, si paisible, si grasse et si fondante, et dont le babillage de perruche ne s’interrompait jamais. Il la voyait à table, s’empiffrant de la nourriture plantureuse. Ou bien au théâtre, dans des atours surannés et clinquants.

— Non, répéta-t-il sur un ton de défi, je ne regrette rien.

— Sans votre aide, objecta Lisa, tout aurait continué comme avant.

— Je sais.

Cet « avant » dont parlait la jeune femme chantait déjà dans le cœur de Gessler la mélancolique chanson des bonheurs perdus. Il eut un moment de désarroi, lui si calme.

— Mais à cause de votre aide, continua Lisa, nous allons devoir nous séparer.

Pourquoi insistait-elle de cette façon ? Pourquoi versait-elle du sel sur la plaie ? Gessler ne pensait pas qu’elle cherchât à lui faire mal par plaisir. Il se dit qu’il n’avait jamais compris grand-chose aux femmes. Elle devait avoir ses raisons.

— Vous êtes un homme magnifique, Adolf.

Il fut gêné et haussa rudement les épaules.

— Mais non, dit-il sèchement ; lorsqu’on ne peut pas conserver ce qui vous échappe, le mieux c’est encore de le donner. Ce n’est pas de la magnificence, c’est de l’orgueil.

Puis, avec une âpreté qui effraya Lisa il lui jeta :

— Adieu, Lisa !

Elle se méprit.

— Vous partez tout de suite ? demanda-t-elle, épouvantée à l’idée de rester seule dans ce vaste bâtiment où flottaient des odeurs indécises d’emballage et de moisissure.

— Certes non, mais je vous dis adieu maintenant parce que les gens ne se disent jamais adieu au bon moment.

Dans un élan elle lui tendit la main. Il la recueillit, la porta à ses lèvres puis la pressa contre sa joue.

— Je ne crois pas beaucoup en Dieu, soupira-t-il, mais que Dieu vous garde, Lisa.

— J’espère que vous n’aurez pas d’ennuis ? fit-elle en le contemplant.

Gessler lâcha la main de sa compagne et défit les boutons de son vêtement.

— En tant qu’avocat de Frank je serai sûrement entendu, mais j’ai si bonne réputation qu’à moins d’une… indiscrétion…

Il eut un rire cassant.

— La police est comme le commun des mortels, vous savez. Elle s’imagine qu’il y a une limite d’âge pour devenir malhonnête.

Elle savait qu’un violent combat se déroulait dans la conscience de Gessler. À la façon dont il avait prononcé le mot « malhonnête » elle put mesurer l’étendue de son désenchantement. L’avocat ne guérirait jamais de son forfait. Elle savait qu’à dater de cet instant son univers de bourgeois intègre allait se dégrader progressivement. Pour le moment, il était en état de crise et le péril encouru masquait toute autre préoccupation. Mais bientôt, lorsque le calme reviendrait, un mal pernicieux, mystérieux et implacable, se développerait en lui.

— Vous m’en voulez ? demanda-t-elle.

— Je n’en veux à personne, assura l’avocat, pas même à moi-même.

— J’ai peur que, plus tard…

Il lui sourit de nouveau et cette fois ce fut un vrai sourire plein de bonté et de tendresse.

— Rassurez-vous : je vais m’empresser de redevenir respectable ; je suis tellement fait pour ça.

— Qu’allez-vous faire lorsque nous serons partis ?

— Mais… rentrer chez moi, dit Gessler. Les bourgeois finissent toujours par rentrer chez eux.

Il rêvassa un moment. La tension devenait si pénible pour Lisa qu’elle se mit à regretter l’absence de Paulo.

— Vous n’avez jamais aperçu ma femme en venant à mon cabinet ? demanda-t-il.

Lisa secoua négativement la tête.

— Quand je l’ai épousée, dit l’avocat, c’était une belle fille blonde et appétissante. Pendant vingt ans je l’ai regardée grossir, je l’ai regardée vieillir. J’avais l’impression… Je ne sais pas : que cela signifiait quelque chose ; que cela conduisait quelque part. Et puis non ! L’assiette qui tourne au bout d’un bâton de jongleur ne signifie rien non plus. Je suis une assiette au bout d’un bâton, Lisa.

« Je tourne, je tourne… Le mouvement se ralentit progressivement. Un jour je tomberai et me briserai.

Il rabattit d’un geste brusque le couvercle de la valise car la vue des vêtements l’incommodait.

— Vous avez remarqué les nombreuses plantes vertes qui prétendent orner mon appartement ?

— Oui. Elles sont belles, fit Lisa, sincère.

— Tous les matins, Lotte les essuie feuille après feuille avant de les arroser et de les gaver d’engrais mystérieux. Ce sont nos enfants. Nous avons eu des plantes vertes ensemble. Lotte et moi. D’autres ont des oiseaux, des chiens, des chats ou des poissons exotiques… D’autres ont des enfants ! Je vis dans une serre et, par instants, j’avais un peu l’impression de devenir végétal.

— Vous aviez ? souligna-t-elle, surprise par cet imparfait.

Il la prit aux épaules. Personne n’avait jamais mis ses mains ainsi sur les épaules de Lisa. C’étaient des mains sûres et ferventes.

— Lisa, je ne sais pas si nous réussirons l’évasion de votre Frank, mais je peux assurer que nous avons réussi la mienne.

Une musique hystérique éclata tout à coup. Ils sursautèrent et se tournèrent vers Paulo qui venait d’entrer en balançant à bout de bras un transistor en marche. Le poste ronflait à plein régime, au paroxysme de ses possibilités. Paulo jeta un regard coagulé sur le couple. Il fixait les mains blanches de Gessler toujours posées sur les épaules de Lisa.

Les mâchoires crispées, Paulo referma la porte vitrée d’un coup de talon. Les carreaux fêlés chantèrent. Grincheux, le petit homme s’avança, posa le poste de radio sur le bureau et rendit à Gessler ses clés de voiture. Gessler avait retiré ses mains, Paulo montra le poste.

— Il a une bonne sonorité, dit-il, on sent que c’est made in Germany !

Gessler coupa le contact et l’appareil redevint silencieux.

— Il est inutile de le faire marcher maintenant, trancha l’avocat.

— Vous croyez qu’ils sont dans le tunnel, maintenant ? demanda Lisa.

Gessler regarda sa montre.

— C’est possible.

— C’est dans le premier ou dans le second ascenseur que ça doit se passer ? demanda-t-elle.

— Dans le second, c’est-à-dire dans celui de la remontée. Il était préférable de leur laisser traverser le fleuve, sinon, en cas d’anicroche, ils se seraient fait bloquer dans le tunnel.

 

Quelqu'un marchait sur ma tombe
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